Qu’est-ce que c’est que ce néologisme barbare ?
Dans mon dernier article, je prenais le contrepied des habituelles critiques sur les réseaux sociaux abrutissants pour vous en présenter les bienfaits. Je me suis beaucoup attardé sur l’aspect démocratique, mais suis passé très rapidement sur le dernier point : l’extimité. Alors, en quoi photographier votre repas ou poster un énième selfie est-il bon pour vous ?
Culture du narcissisme ?
Alors que TikTok, Snapchat et Instagram cartonnent, je dois dire que ça n’a jamais pris chez moi. Au contraire, il y a un réflexe naturel qui m’incite à croire que ce sont des tendances exhibitionnistes assez typique d’une époque individualiste où l’on est trop tourné vers soi. On choisit de montrer uniquement ce qui est valorisant, et c’est une violence symbolique qu’on envoie à autrui. Comme un boomer ou comme Fary, j’ai une sorte de mépris pour ces comportements « regardez comme ma vie est mieux que la vôtre ».
C’est un phénomène global qui existait avant les réseaux sociaux. Le style autobiographique et l’autofiction cartonnent en littérature et BD depuis des décennies, les biopics au cinéma, la téléréalité, la série Bref, les vidéos pseudo-intimes qui fonctionnent mieux que la fiction sur Youtube… Instagram n’est qu’un aboutissement et un catalyseur d’une tendance globale.
Pour beaucoup qui ne comprennent pas cette tendance (moi compris), c’est une tyrannie de la visibilité où l’on impose son intimité aux autres. Un trip narcissique pour obtenir des likes/vues auxquels on devient accro. Souvent ce n’est pas entièrement authentique ; on utilise des artifices afin de renforcer l’aspect spectaculaire de sa propre intimité mise en scène. Et le vrai de son quotidien devient le faux mis en scène et exposé aux regards. Et comme chacun fait pareil, la société du spectacle se fait en même temps société de contrôle où chacun peut épier et juger la vie d’autrui.
Heureusement… les réseaux sociaux ne sont pas uniquement le cauchemar de Debord et Foucault. La psychologie nous apprend à comprendre les raisons de ces comportements, et surtout leur utilité.
Définition de l’extimité
Pour voir les effets positifs de ces comportements, je vais donc m’appuyer sur le seul psy que j’ai jamais lu, Serge Tisseron.
Il a beaucoup écrit sur les nouveaux écrans, la BD et sur la famille.
En 2001, il met en avant le concept d’extimité. Le terme était d’abord utilisé par Lacan. En s’inspirant du ruban de Moebius, il expliquait que rien n’est vraiment intime ou public. Tout ce qui est intérieur est aussi extérieur.
Tisseron se réapproprie le terme en 2001, aux débuts de la téléréalité en France. Il définit l’extimité comme un « mouvement qui pousse à mettre en avant une partie de sa vie intime ». En partageant des photos de soi, de ses voyages, de ses repas ou de ses lectures, on cherche à mieux se comprendre. Exprimer une intimité choisie aide à renforcer son estime de soi.
Selon lui, l’extimité nécessite :
- D’avoir satisfait son besoin d’intimité.
Partager des éléments intimes est un risque. Il faut être certain de garder son intimité pour partager une extimité - Une empathie relationnelle.
En communiquant une partie de son soi intérieur, on cherche à mieux se comprendre en s’aidant du regard d’autrui. L’autre peut se mettre à notre place, nous informer sur nous-même, et réciproquement.
L’extimité est un processus de connaissance de soi et de recherche de validation. Tisseron le distingue de l’exhibitionnisme (rituel fixe, sans mouvement vers l’autre) et du conformisme (perte de soi pour obtenir l’approbation sociale).
Ce mouvement permet de renforcer une estime de soi juste et réaliste. Le « soi public » est valorisé. L’extimité est un processus naturel présent chez chacun, mais souvent étouffé par les conventions. Internet, et les réseaux sociaux en particulier, permettent de mieux l’exercer.
Extimité sur internet
Avec un smartphone, la possibilité de voir et choisir d’être vu est partout. On peut facilement imaginer qu’il y a une perte d’intimité. Pas forcément. Communiquer une partie de son intimité choisie n’indique pas que l’on partage tout ce qui nous est intime.
S’il est parfois obligatoire de révéler son identité, la plupart des sites permettent l’anonymat ou le pseudonymat. Développer son extimité est un risque qu’internet diminue, car il est toujours possible de se cacher et de préserver son intimité réelle. Mais avec la gestion et revente des données personnelles par des transnationales, il y a un risque sur ce point aussi.
Extimité sur les réseaux sociaux
Vidéo courte sur TikTok, 280 caractères sur Twitter, story sur Instagram, champs descriptifs sur les sites de rencontre… Le medium fixe un cadre sur comment communiquer. Libre à chacun-e de s’approprier les codes et de les détourner pour exprimer sa part d’intimité comme iel le/la souhaite.
Les réseaux sociaux permettent de partager à une multitude plutôt qu’à une personne seule. Vous êtes fan de broderie féministe, vous avez un kink sur les pieds sales, vous êtes spécialiste en drama coréen, vous êtes gros-se ou nain-e et souhaitez faire des photos sexy ? Il existe un endroit sur internet pour ça. Et c’est fantastique !
Il est parfois bien plus facile d’exprimer ces facettes de votre personnalité en ligne qu’en face à face avec un proche. Surtout si ces éléments ne sont pas dans la norme.
L’authenticité est parfois plus grande qu’IRL. Cela permet par exemple de confier une interrogation profonde sur sa sexualité en story d’une « influenceuse » alors qu’on que l’on ne se serait pas senti-e en sécurité auprès d’un-e proche sur le même sujet.
Ainsi, on peut découvrir la richesse intime d’individus qui seraient restés de vagues connaissances autrement et qui n’auraient peut-être jamais su exprimer une part importante d’eux-même. On peut parler « d’intimité ambiante », avec une sphère intime qui s’élargit, et parfois se fragmente par thématiques.
Indirectement, cela peut aussi renforcer le capital social.
Risques et extimité
Je passe sur l’utilisation commerciale déjà évoquée, il y a d’autres risques.
Le plus évident, c’est la fixation narcissique. Il est facile de tomber dans l’obsession de soi et de ces névroses narcissiques lorsque l’on passe son temps à partager sur soi et en attendre des retours positifs. Le miroir déforme et embellit. D’autant plus si l’on est déjà fragile ou si l’on est sensible au marketing de l’attention mis en place par les réseaux sociaux pour vous retenir le plus longtemps possible sur leurs applications.
L’autre risque, qui n’est pas évoqué par Serge Tisseron, c’est le sentiment de perte d’authenticité au quotidien. A force de partager des bouts de son intimité, certains peuvent avoir le sentiment de ne plus savoir apprécier les moments intimes qu’en extimités potentielles.
En clair, vous ne savez pas vous empêcher de prendre une photo de votre repas, une vidéo de votre concert ou un selfie devant un beau paysage plutôt que d’en apprécier l’instant.
Si en prenant une photo, votre premier réflexe est de penser à son potentiel succès sur Instagram, vous avez déjà perdu. Votre cerveau s’est reconfiguré par et pour les réseaux sociaux. Ça explique le succès de la méditation et autres exercices de pleine conscience…
Et ça reboucle ici avec l’extrait de Fary : narcissisme, volonté de narguer, perte de l’authenticité de l’instant… L’extimité montre que notre comportement sur les réseaux sociaux est positif pour la self-esteem. Cette affirmation de soi pourra t-elle se faire sans aliénation ni violence symbolique envers les autres ?
Intéressant et très bien vulgarisé, merci pour l’article 🙂 On pourrait donc voir les réseaux sociaux comme un moyen de prendre confiance en soi et de s’affirmer… Ca donne envie de poster plus de choses engagées au lieu d’avoir peur du qu’en dira-t-on parce qu’effectivement on y trouvera des groupes soutien. Par contre, il manque un widget « partager » sur le blog !