Suite à mon précédent article sur les effets néfastes de l’économie du partage, j’en viens à ses effets sur l’économie… et plus encore sur l’essence même de ce phénomène, la monétisation des actes de partage.
Economie partout, collaboratif nulle part.
Economie uberisée
Je ne reviendrai pas sur tous les défauts de l’économie collaborative : concurrence déloyale, évasion fiscale, précarisation, monopoles abusifs… bref, lisez l’article. Bon, les entreprises de l’économie collaborative ne sont pas plus morales que les autres, soit. Ça se dit collaboratif sans l’être, c’est pas si grave. Après tout, tous les grands groupes tentent de s’y mettre aussi.
Sauf que ça a de vrais impacts négatifs sur l’économie qui nous touchent tous :
- Blablacar qui truste tous ses concurrents locaux, c’est l’imposition d’un monopole qui permet de choisir la politique de prix de tout le secteur.
- L’optimisation fiscale généralisée, c’est autant de revenus en moins pour l’Etat et donc pour les politiques publiques qui sont pourtant profitables à toute la communauté nationale (mais qui n’est certes pas l’affaire d’une transnationale faisant juste du business et pas de politique).
- Le travail indépendant est une manière de faire du sous-salariat non-protégé.
- La concurrence déloyale, c’est autant d’acteurs économiques qui meurent. Ils ont qu’à s’adapter ?
On vante souvent l’acte du consommateur pour justifier ces pratiques : « si ça vous va pas, vous avez qu’à pas le consommer ». Cet article réfute cette idée. Plutôt qu’une solution pragmatique responsabilisant les individus sur leur consommation via leur éthique, refusons l’idéologie pragmatique et ne réduisons pas ces questions à des choix personnels. L’acte politique est toujours une solution.
En haut, des poissons aux éthiques diverses
En bas, des poissons avec une morale commune.
« L’Uberisme est un thatcherisme »
Destruction d’emplois
L’économie du partage détruit des emplois dans les secteurs traditionnels. Parfois grâce à une solution novatrice et plus efficace (les fameux cycles de destruction créatrice vantés par Schumpeter… mais pas seulement.)
C’est aussi et surtout face à une concurrence déloyale, car profitant de vides juridiques et exerçant un lobbying sur les institutions. Beaucoup d’acteurs plus anciens ne peuvent simplement pas s’adapter. Encore moins ceux qui suivent une législation bien établie et protectrice, mais sclérosante comparée à un acteur nouveau et purement digital surfant sur des vides juridiques.
Bon, ok ça va toujours dans le sens des joyeuses start-up et de l’empâtement de la société traditionnelle. Encore que le statut des taxis était bien particulier. Imaginez si Uber venait concurrencer les gondoliers à Venise… les touristes ne paieront plus 80€ pour une balade de 20 minutes avec un arnaqueur de touriste professionnel, le pied ! Mais pour d’autres secteurs, c’est différent. Par exemple, remplacer des hôteliers rémunérés et employeurs par des rentiers faisant fructifier un capital déjà imposant, ça a peut-être une vertu pour l’utilisateur, mais ça creuse clairement les inégalités. Chômage pour ceux qui étaient déjà précaires, rentes pour les possédants déjà nantis.
En haut, G7 dévorant les chauffeurs de taxis
En bas, chauffeurs indépendants dévorant G7
Destruction du salariat
Continuons sur ce point, l’absence de salariat par Uber ou Deliveroo est un risque énorme pour l’économie. Plutôt que de faire l’apologie de la liberté des chauffeurs Uber ou leurs formidables opportunités entrepreneuriales, il faut regarder les risques macros :
- Quand le patronat se débarrasse des obligations de protection imposées par le salariat, qui les prend en charge ?
- Quand un chauffeur peut se faire virer de la plateforme du jour au lendemain, en quoi est-il son propre patron ?
- Quand il s’aliène contre son propre intérêt grâce à un management gamifié utilisant les mêmes mécaniques que les jeux vidéo freemium et en ligne (les jeux ayant pour seul objectif de capter votre attention et vous retenir le plus longtemps possible), en est il conscient ?
- Pour les quelques uns qui profitent des formidables opportunités, combien se retrouvent dans des situations plus précaires – sans parler du jour où ils tomberont malades et sans arrêt maladie ?
En haut : Uber et ses chauffeurs divisés.
En bas, Uber attaqué par des chauffeurs salariés et organisés en syndicats.
La solution de facilité serait donc encore de réduire les législations qui freinent notre économie… en renforçant le statut d’indépendant peut-être… le pragmatisme ! Solution libérale de facilité à court terme, mais à long terme c’est la paupérisation, la destruction du salariat et la fin programmée du droit du travail, voire de l’Etat-providence. Par sa forme même, une transnationale voudra éviter toutes les contraintes étatiques et obligations sociales nationales. Et sera le plus à même de le faire. Bientôt des statuts de travailleurs détachés Uber afin de profiter du régime indépendant merdique d’un pays de l’Est ? Et si un Etat tente un peu de protectionnisme, il sera attaqué en justice grâce au Tafta, joie !
Consommation éthique pour contrer l’uberisation ?
La seule réponse possible aux abus de certaines entreprises serait donc les choix éthiques personnels des consommateurs. Si l’économie du partage ne convient pas à notre éthique, préférons une solution made in France plus chère et moins facile d’utilisation… Ce n’est pas si évident.
D’abord, il n’est pas facile pour un individu de se passer de certains services tant ils sont omniprésents. Pressions sociales et usages collectifs sont là pour rappeler qu’il vaut mieux être inscrit à Facebook pour organiser des évènements avec ses amis, ou utiliser les nombreux services open-source de Google, quand bien même ils vendent nos données en échange. Et il n’est pas non plus facile de simplement trouver les services alternatifs pour les non-initiés. Allez expliquer à votre grand-mère comment et pourquoi utiliser Qwant ou DuckDuckGo pour éviter Google…
En haut, Google dévorant ses quelques concurrents
En bas, les annonceurs Adwords se liguant contre Google… ah non, ça c’est quasiment impossible vu le rapport de force.
Ethique ou morale ?
Plus globalement, on oppose donc les actions des entreprises – irrémédiables même si amorales – à l’éthique des consommateurs. Mais remplacer la morale par l’éthique est un réel danger : l’individualisme et l’éthique de chacun créent une demande qui poussera le marché à offrir une offre adaptée plus chère… et c’est tout. Pas de moralisation, pas d’obligation, juste des individus qui créent une demande complémentaire.
Evidemment, les petits bourgeois urbains comme moi qui peuvent déjà manger bio ou équitable malgré les prix plus élevés pourront être sensibilisés, mais ça reste secondaire face à la masse qui prendra la service le moins cher et le plus pratique de l’évadé fiscal. En se payant un MacDo, on ne sent pas trop la responsabilité qu’on a vis à vis d’un paysan sans-terre au Brésil. C’est le principe de responsabilité dilluée. Donc ressentir la responsabilité d’une diminution des recettes fiscales en prenant AirBnb plutôt qu’un petit hôtelier local, surtout quand vous êtes en situation précaire… Et puis devoir défendre le service déplorable des taxis ou les abus de certains hôteliers face à une économie du partage qui fait tout pour se rendre sympathique et appréciable, c’est compliqué.
En haut, poisson avec une mauvaise haleine.
En bas, mauvaise haleine devenu vivante attaquant son créateur
Cette vision se retrouve beaucoup dans le mouvement des Colibris pour moi : plein de belles actions individuelles de quelques minorités face à une lame de fond, de belles choses pour le bien-être personnel… mais tout passe par un individualisme-roi. La bataille idéologique est déjà perdue : aucune notion du bien collectif, aucune politisation. C’est bien gentil, mais tout comme les beatniks en leur temps vivaient dans un entre-soi éclairé, ils ont finalement été avalés par les structures qui, elles, sont politisées, organisées via des lobbys et agissent.
En haut, classe politique traditionnelle dévorant des mouvements beatniks, hippies, Colibris, écolos et autres décroissants ayant refusé de se politiser.
En bas, action des Colibris et autres décroissants s’ils se politisaient enfin.
Le capitalisme à l’assaut de la solidarité
Toute l’économie du partage est issue de cette défaite idéologique qui place systématiquement l’individu avant le collectif. Chaque citoyen devient un possesseur de capital à faire fructifier. Plus il en a, plus il est avantagé et creuse les inégalités. Le moteur des citoyens n’est pas l’entraide, c’est le profit. Les actions d’entraide naturelle, la solidarité : tout ce qui est collectif se loue, se vend, s’achète :
- Pourquoi prendre un autostoppeur gratuitement quand on peut louer son siège libre sur Blablacar ?
- Prêter sa voiture à un ami ? Mais je peux la louer sur Drivy qui me rémunérera.
- Donner ses vieux habits et ses vieux meubles à Emmaüs alors qu’on peut en tirer un bon prix sur Le Bon Coin ? C’est complètement fou.
- Rester un petit moment avec une vieille personne durant sa tournée pour un facteur ? Bah on va le rendre payant. (merci le service public !)
En haut, un gros poisson avalant des petits
En bas, l’inverse
La culture du partage est complètement marchandisée. Ca met du beurre dans les épinards, mais adieu le don et l’action pour la collectivité. Une logique ultralibérale qu’Antonio Casilli, sociologue à Télécom Paris-Tech explique par l’expression « l’Uberisme est un Thatchérisme« .
Imaginez si on demandait un virement de 10€ aux autostoppeurs, Pékin Express changerait de gueule.
Dans cette nouvelle étape du néolibéralisme, Christian Saint Etienne parle lui d’une « économie de platefirmes » : avec le déclin de l’industrie, la société post-industrielle produit de l’expérience et du lien social.
Faut bien se renouveler ! Et quoi de plus recherché que le tissage de liens à l’heure de l’individualisme-roi qui esseule ? La demande grandit, l’offre trouvée par le marché est et sera l’économie du partage.
En haut, du comique de répétition.
En bas, la même chose.
Évidemment, tout ça c’est bien joli et c’est facile de donner des leçons, mais moi aussi je consomme du AirBnB pour trouver un appart facilement, je loue des voitures sur Drivy et je revends parfois sur Le BonCoin. Je ne dis pas de ne pas le faire, il y a plein de bons côtés. Mais il y a plusieurs facettes.
Il faut avoir conscience de ce que ça implique, et que les personnes sensibilisées par les enjeux en parlent. Avec un réel sens critique plutôt que de juste dire amen en pestant sur les lourdeurs administratives françaises qui empêchent les initiatives. L’économie du partage peut amener plein de choses, mais elle n’est pas plus vertueuse que les autres, elle nécessite tout autant d’être régulée, sinon plus. Et surtout elle nécessite de s’interroger sur nous : notre perte de liens sociaux et les solutions que l’on souhaite y apporter.