Je suis un troll. Après avoir écumé les forums de jeux, j’ai longtemps œuvré sur les groupes Facebook. Parfois sur des pages que j’aime bien, souvent sur des groupes de droite. J’étais régulièrement banni. Mais quoi de plus jouissif que de se faire maccarthyser par un tas de gens qu’on n’aime pas et dont on ne respecte pas l’avis ?
Hélas, les pages de droite n’étaient pas ma seule cible…
L’adulescence, la masculinité et internet
Remontons en 2010. Internet bouillonne. Rue89 est un site d’information indépendant florissant, VieDeMerde cartonne, Facebook dévore skyblogs, MSN et autres sous-concurrents. Instagram ou Le Gorafi n’existent pas encore. Moi-même, je déserte mes forums au profit de Facebook.
Je vais mal. Encore d’une timidité maladive et aigri par ma solitude, je ne me sens pas homme. A 20 ans. Les injonctions à la masculinité me rappellent tous les jours que je suis en bas dans la pyramide de la virilité qui classe les mâles de l’alpha à l’oméga, étant incapable de seulement acheter du pain à la boulangère sans que ma voix ne tremble.
Internet est une de mes rares fenêtres sur le monde. Celle qui me permet de me rapprocher de mes semblables comme je ne sais pas le faire IRL. Je m’affirme. C’est malaisant de se sentir plus soi-même à travers sa personnalité en ligne, mais c’est mieux que rien. Ça fout une pression de dingue sur les rencontres de personnes connues en ligne, donc j’en fais pas. Sauf quand je tombe amoureux. Puis ça biaise la réalité.
Que fait un garçon mal à l’aise avec sa masculinité à cet âge ? A 15 ans, il mesure son pénis et vérifie en ligne qu’il est dans la normale. A 20 ans, toujours handicapé socialement, il recherche des conseils et se retrouve sur des vidéos de pick-up artists qui parviennent à draguer n’importe qui. Ils sont accompagnés de sites d’aides à la séduction plein de proto-incels et de conseils absurdes surjouant la virilité. Cette fenêtre sur le monde déforme tout et accroit le malaise. Enfin, il souffre de la masculinité toxique en cultivant… la masculinité qu’on attend de lui.
Dans ces ersatz de relations sociales virtuelles, la dispute ou le débat en ligne sont d’excellentes manières de s’affirmer. Souvent avec mépris, pour s’affirmer par contraste avec les autres. Hélas, c’est valable pour tout le monde et à tout âge. On ne s’affirme jamais sans désavouer autrui.
Pour moi, c’était littéral : j’allais troller les pages et les groupes de gens que je trouvais stupide. Je balançais des commentaires acerbes simplement pour voir les réactions outrées. Troller, c’est exister. Parmi mes cibles, des féministes, dont le site MonConnard.com ou les articles de Renée Greusard sur Rue89.
Une journaliste féministe et un petit con
Rue89 me donnait des armes pour m’affirmer à gauche dans le triste monde de l’école de commerce où je venais de m’échouer. Mais Renée Greusard ne cessait de me trigger en ajoutant des petites remarques féministes hors de propos sur des articles par ailleurs pertinents. Ou en ayant l’outrecuidance d’écrire un article expliquant que les hommes sont médiocres à faire des cunnilingus, alors que les femmes, elles… Touché dans ma virilité et solidaire des hommes, je me devais de pourfendre les élucubrations de la ribaude grâce à quelques commentaires assassins. Idem dans les nombreux articles relevant les violences masculines faites aux femmes et la place subalterne qui leur est souvent dévolue : et les hommes alors ?
Deux décennies d’éducation genrée, plus ou moins inconsciente, m’ont amené à penser qu’il est normal d’être solidaire de son sexe, tout comme l’amour maternel me semblait naturel et inconditionnel. Je me sentais personnellement visé et rejeté par les femmes alors que c’était injuste. Moi qui suis un homme, je n’étais pas du tout comme les connards décrits. J’en tirais une double conclusion paradoxale. D’abord, que tous les hommes n’étaient pas concernés et qu’il fallait rétablir la vérité pour être juste. Ensuite, que les femmes voient les hommes comme ça car elles ne vont qu’avec les gros connards virils, donc finalement elles le cherchent un peu. Si elles pouvaient voir que je ne suis pas comme ça… Je me référençais au mythe du good guy avec aigreur.
Étais-je vraiment mieux que les autres mais mal reconnu ? Pas vraiment. Mon aigreur couplé à une pensée masculiniste bien intériorisée me rendaient même tout à fait antipathique, quand j’y réfléchis aujourd’hui. Heureusement, la timidité éclipsait tout ça et j’avais juste l’air insignifiant. Ou gentil, au mieux.
Un troll face aux femmes victimes de violences
Je ne me suis pas arrêté à quelques commentaires sur la page Facebook de Rue89. J’allais aussi parfois emmerder les gens qui n’ont rien demandé pour rétablir des justes vérités. Le cyberharcèlement n’était pas encore à la mode que je me plaçais à l’avant-garde.
Je ne sais plus comment j’ai connu le site Monconnard.com
Le site fonctionne sur le modèle de VieDeMerde, sauf qu’au lieu de raconter des anecdotes gênantes de son quotidien, des femmes y postaient leurs déboires sentimentaux et autres problèmes de couples. On peut ensuite voter pour savoir si le mec en question est vraiment un connard ou au contraire un canard. Une sorte de #BalanceTonPorc origins et anonyme.
Ce site m’a fasciné. Je l’ai trollé fièrement. L’idée de non-mixité était peu courue (et je l’aurais rejetée de principe, en bon enfant de l’universalisme et de l’égalité), et celle de safe space m’étais carrément inconnue. Du coup, je m’incrustais en tant qu’homme injustement rejeté.
Certaines histoires racontées sur ce site sont carrément glauques, tristes et/ou particulièrement violentes. Mais en bon chevalier blanc immaculé, j’allais leur expliquer la vie en commentant qu’elles étaient bien stupides de ne pas voir qu’elles se font avoir par des connards. J’affirmais carrément que ce sont elles les connasses à croire normal que les hommes doivent tout payer et tout prendre en charge, qu’elles mettent trop de pression sur la performance sexuelle de leurs partenaires… Puis le site était tenu par des aigries de toute façon… bref, une rhétorique masculiniste d’incel qui s’ignore.
Replonger sur ce site et mes réflexions de mascu m’a mis mal à l’aise, j’ai eu du mal à finir cet article. Les témoignages, certes. Mais les quelques commentaires de ma main que j’ai pu retrouver sont aussi gênants que ma première présentation sur un forum de tchat écrit en kikoolol peu sûr de lui (heureusement introuvable aujourd’hui). J’avais tout du mâle qui cherche à prouver sa masculinité. Et y échouait.
Dépasser son passé masculiniste ?
Car le problème n’est pas simplement que les hommes sont des connards par nature. C’est le patriarcat. Le pouvoir est confisqué aux femmes par les hommes avec un tas de représentations et de rapports sociaux biaisés. L’effet néfaste sur les femmes est évident et abondamment documenté par les féministes. Mais les conséquences sur les hommes ne sont pas forcément meilleures pour tout le monde. J’étais un connard parce que je n’avais pas d’autre idée que de m’imposer dans un système hiérarchique masculin qui m’étais imposé. Et sans les féministes, je n’aurais jamais eu l’idée de faire un pas de côté, j’aurais poursuivi dans l’aigreur.
Les injonctions à la virilité sont trop lourdes à porter pour beaucoup. L’exclusion des femmes nous amène à nous déconnecter de nos propres émotions car considérées comme trop féminines. Le rapport à l’autre est un vivier à relations toxiques. Comment faire société quand il semble normal d’être en concurrence avec tous, de laisser plus de tâches domestiques et la charge émotionnelle à l’autre ? Comment être entier quand on perd les moyens d’exprimer ses ressentis ?
Le patriarcat nous pousse à être des connards malgré nous. Ça nous donne du pouvoir, du confort, des désirs trop nombreux pour être assouvis. Ça nous rend malheureux.
Dans son dernier livre Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé, Beigbeder prétend qu’un homme veut toujours baiser tout ce qui passe et que les femmes devraient être heureuses que les hommes choisissent de rester avec elles. Je ne nie pas qu’une partie de moi a tendance à réduire les femmes à ça, à désirer des conquêtes plus que des partenaires et à me comparer aux autres hommes pour me sentir plus séduisant. Contrairement à lui, je ne trouve pas ça normal ou naturel. C’est le fruit d’une culture patriarcale. Cette masculinité nous fait souffrir. Ce vieux réac blasé devrait essayer de s’en rendre compte, et chercher à comprendre les mécaniques de ses désirs pour être moins contrôlé par eux. La masculinité toxique ne doit pas être réhabilitée mais détruite, pour pouvoir vivre dans une meilleure harmonie.
Voilà… c’est un idéal. Les rencontres, la psy, l’âge, l’éloignement familial… beaucoup de choses m’ont sûrement aidé à évoluer dans un sens qui me convient. Qui me semble salutaire pour toute la société. Replonger dans ces vieux commentaires était douloureux, probablement car une partie résonne encore. Je n’ai pas beaucoup de complaisance pour l’adulescent que j’étais. Il semble souvent être un étranger pour moi. Mon aigreur est passée, maintenant je suis un homme féministe et déconstruit…
Oui… mais non. Je suis loin d’avoir tout déconstruit. Mon male gaze rejaillit malgré moi. C’est parfois pesant. Mon premier réflexe face aux émotions négatives est toujours de me renfermer. C’est une lutte quotidienne. Cette lutte contre soi-même a bien plus de sens que la compétition virile. Ça fait du bien. Même si parfois je m’interroge : ce positionnement me convient il aussi parce qu’il me permet d’avoir une meilleure place dans la hiérarchie masculine grâce aux compétences dites féminines que j’ai gagné ? Je me suis élevé au dessus des gros beaufs grâce à ma culture et ma compréhension de mes émotions, je peux maintenant prendre de haut tous ces mascus toxiques…
J’espère que c’est un changement de société plus profond que ça. Le but n’est pas seulement d’être cool, mais de se sentir mieux.
D’ailleurs, je ne renie pas tout mon passé. J’aime toujours troller sur internet. Ce n’est pas aussi malsain qu’il n’y parait. Il faut choisir ses cibles. Même si le temps de l’échange, je ne lâche pas grand choses à mes positions dans le débat, ça permet de mettre de l’ordre à mes idées, de se confronter à des adversaires invisibilisés par les algorithmes… et bien souvent de changer son discours grâce à la réflexion après coup. Ou alors de pourrir un mec de droite, c’est bien aussi.