Connaissez-vous le colonialisme zombie ? Non, bien sûr… Et le catholicisme zombie ?
Ce concept a été forgé par Emmanuel Todd. L’historien et anthropologue démontrait que la vague Je suis Charlie qui a suivi l’attentat du 11 janvier 2015 était une imposture. Le mot est fort. L’idée, c’est qu’il n’y a pas eu de communion nationale. Pour l’auteur, ce sont les classes moyennes supérieures et principalement blanches qui ont défilé (je me souviens moi-même y être allé en cherchant parfois des musulmans dans la masse). Sous couvert de lutte contre l’intolérance et le racisme, la manifestation affirmait inconsciemment la domination des hommes blancs de culture catholique et excluait de fait les enfants d’immigrés musulmans.
On se souvient d’ailleurs que le hashtag #NotInMyName avait fleuri et que les quelques personnalités médiatiques connues étaient sommées de se désolidariser publiquement. Tout musulman était supposé tacitement lié aux meurtriers, tandis qu’il ne vient à l’esprit de personne de demander aux catholiques ou aux Français de se désolidariser du retraité de la fusillade contre les Kurdes en 2022.
Emmanuel Todd affirme aussi que la laïcité est devenue une autre religion d’Etat où le droit au blasphème est devenu un devoir, et qu’il faut donc la combattre !… pour finalement conclure sur une ode à la laïcité. Belle incohérence. C’est assez typique des analyses d’E. Todd. C’est pertinent. Le ton est provocateur. Les conclusions virent de plus en plus souvent à une réaction de boomer. Voire notamment dans son dernier livre sur le féminisme.
Du catholicisme zombie, vraiment ?
Le livre avait connu un fort retentissement. Au delà du personnage tumultueux, le catholicisme zombie était un concept pertinent. Les enfants de catholiques non pratiquants, et plus généralement les Français de culture chrétienne défendent leurs valeurs. Inconsciemment ou non, l’affirmation de soi se fait quasiment toujours contre celles des autres. Évidemment, ça a été difficile à entendre pour beaucoup de monde. Moi compris.
8 ans plus tard, on attend toujours la résilience collective aux traumas des attentats qui se sont suivis sur un court laps de temps. Ces évènements ont renforcé une xénophobie, permettant à Zemmour de caracoler un temps dans les sondages, et aux médias de Bolloré de fustiger migrants et musulmans sans nuance. Les récentes « émeutes » des banlieues en réaction aux violences policières sont le symptôme d’un malaise plus profond. L’applaudissement des policiers paraît bien loin.
E. Todd lie la réaction populaire au catholicisme. Certes, une grande part de valeurs chrétiennes survivent malgré la laïcisation de la France. La manif pour tous en est le meilleur exemple. En Irlande, pays encore très catholique, le mariage ouvert aux couples homosexuels a été adopté très facilement. En France, non. Le mariage civil y a une dimension religieuse tacite. Accepter le mariage gay au nom de l’Etat était perçu comme un sacrilège par certains. Les valeurs catholiques sont depuis bien longtemps entremêlées avec les valeurs républicaines depuis que la révolution française et l’anticléricalisme ont sapé la puissance de l’Eglise en absorbant une partie de ses prérogatives. Cela a donné une dimension religieuse à la République en France. Or, la cette forme étatique est viciée car associée à l’exercice du pouvoir, à la violence d’Etat, à un passé colonial et impérialiste etc. Ce sont ces rémanences qui se réveillent aujourd’hui.
Contrairement à ce que disait Emmanuel Todd, je ne pense pas que les valeurs catholiques excluent les musulmans français. C’était valable au moment de Charlie Hebdo. Aujourd’hui, ce sont des stigmates plus profondément ancrées dans l’Etat, le colonialisme zombie, qui empêchent de faire société et font boîter la démocratie. Il est bien sûr teinté de catholicisme, mais il peut s’attaquer tout autant aux racisés catholiques dès qu’il y a un trouble à l’ordre public perçu par la classe dominante.
Les indigènes face au colonialisme zombie
La France est en proie à ce colonialisme zombie. Je ne suis pas capable de définir et traiter ce concept dans toutes ses dimensions. Rien que sur le traitement des « confettis » de la colonisation française ou sur la politique extérieure, on pourrait tartiner longtemps. Le concept doit pouvoir aussi s’appliquer sur le rejet des récentes interventions françaises et de la Françafrique menée par Bolloré en Afrique de l’Ouest, ou sur les Guadeloupéens qui n’ont plus vraiment l’eau courante… Mais pour démontrer que le colonialisme zombie hante la France, on peut comparer notre société aux principaux éléments qui constituaient le code de l’indigénat (en place dans l’ensemble des colonies françaises à partir de 1887), et voir que cela correspond assez bien à la situation actuelle en métropole :
- Les « indigènes » peuvent subir des peines collectives plutôt que personnelles.
Durant les émeutes, nombreux politiques, dont Elisabeth Borne, ont proposé de condamner les parents à une amende ou autre pour ne pas savoir « tenir » leurs enfants. On passe donc d’une justice individuelle à une justice collective. Emmanuel Macron a d’ailleurs rappelé à l’ordre et l’autorité parentale. - Les « indigènes » pouvaient subir des détentions arbitraires
Sans parler des évidentes violences policières touchant plus fortement les racisés, des descentes de police ont touché bien des personnes qui n’avaient rien fait sous prétexte qu’elles étaient fichées S après le Bataclan, sans toujours respecter les règles de détention. Idem pour les personnes arrêtées durant les émeutes dont les droits ont été plusieurs fois bafoués. - Des infractions spéciales étaient créées uniquement pour les « indigènes »
Après la mendicité agressive, l’arsenal judiciaire s’étoffe toujours un peu plus pour condamner les comportements des pauvres et des racisés. Récemment, la mairie d’Angoulême a décidé de condamner les rassemblements de plusieurs personnes dans la rue assis ou debout… On peut être certain que, par pure égalité républicaine, deux personnes en costard qui discutent sur un trottoir risqueront tout autant que deux ados noir et arabes. - Des impôts coloniaux sont mis en place
Sur ce point, pas d’impôt spécifique. On peut quand même se demander qui est visé par les récentes réformes du chômage diminuant drastiquement les droits de certains. Ou comment sont concentrés les efforts contre la fraude sociale représentant si peu sur l’ensemble de la fraude. Ou pourquoi certaines aides auxquelles les classes populaires et racisées peuvent avoir droit sont si complexes à réclamer, amenant un manque important d’aides distribuées. - Les indigènes subissent des mesures pénales plus lourdes.
Les émeutes ont généré des centaines de comparutions immédiates. Théoriquement applicables pour des flagrants délits, ces procédures sont des parodies de justice qui ont surtout eu pour but de mettre en prison très rapidement des émeutiers et « petits délinquants » qui ont donc, de fait, moins de droits devant la justice. Des personnes sans casier écopent de plusieurs mois de prison ferme pour ramener l’ordre. Peu importe si ces tribunaux touchent uniquement des racisés ou si la prison pour des délits mineurs crée à terme des délinquants.
Ce sont des exemples concrets et officiels. Ils sont à mettre en relation avec les perceptions, l’inconscient collectif et le vécu des personnes concernées. Les racisés des banlieues n’ont pas le statut officiel d’indigène, mais sont tacitement traités comme tels. Ils subissent plus de violences policières, comme la mort de Nahel l’a tristement rappelé. Ces violences se font souvent en toute immunité quand ce n’est pas filmé, les institutions policières demandant au contraire des prérogatives plus importantes encore en faisant pression sur le gouvernement (j’irai pas jusqu’à faire un parallèle avec l’OAS, mais bon…). Enfin, ils sont plus souvent et plus fortement condamnés par des instances juridiques différentes.
Alors oui, il y a bien une égalité formelle, mais dans les faits, les inégalités se creusent. L’échec scolaire est plus courant, les salaires plus faibles, le droit de vote théorique est synonyme d’une abstention massive… L’absence de statistiques ethniques en France n’empêche pas des réalités sociales d’émerger ailleurs.
La fin des sous-citoyens
L’idéal républicain, censé accepter tout le monde, est vicié par ce passé qui a toujours considéré les racisés comme inférieurs.
- Rarement consciemment : le racisme pur et dur existe toujours, mais son expression n’est heureusement pas tolérée.
- Parfois inconsciemment : le fameux traitement des réfugiés Ukrainiens blancs vs les migrants noirs venus de pays tout autant en guerre.
- Souvent dogmatiquement : le refus des statistiques ethniques et le reniement des particularités raciales au nom d’un idéal universaliste pensé par des hommes blancs.
JeSuisCharlie était l’affirmation inconsciente des valeurs chrétiennes face à l’Islam dans son ensemble, et non pas seulement face aux terroristes islamistes. Aujourd’hui, les défenseurs de la République et de la laïcité sélective ne sont pas la lutte contre des « émeutiers », mais face à l’ensemble des racisés considérés comme des sous-citoyens.
On peut continuer, comme le traitent une grande partie des médias et des décideurs politiques, à accuser une différence culturelle majeure, un manque d’intégration ou une sauvagerie innée… L’idéal républicain ne fera que s’entacher un peu plus de racisme. Les déclarations d’Emmanuel Macron sur la « décivilisation » et les banlieues à « reciviliser » vont hélas dans ce sens de l’homme blanc civilisateur. Le colonialisme zombie semble des plus vivaces et nous fait honte.
Ou on peut, et c’est bien plus pénible à faire, réfléchir à notre histoire et à notre blanchité. Essayer de changer les institutions et les mentalités. Ce qui passe probablement par une restructuration de l’idéal universaliste pour qu’il ne soit plus pensé par et pour les blancs, par une désacralisation de la laïcité, par une 6ème république moins marquée par les stigmates du colonialisme pour offrir une égalité réelle…
Et par laisser la place aux personnes concernées pour s’exprimer. A quand des femmes voilées à l’assemblée et des prolos chez Pascal Praud ?